L'épouillage mutuel entre ami(e)s.

Beaucoup de singes pratiquent l'épouillage qui consiste à s'enlever les poux mutuellement. Nos poux, ceux dont je veux parler, sont d'un genre particulier, disons que ce sont des étiquettes que nous nous collons les uns les autres, y compris sur nous même, c'est à dire des représentations qui réussissent à nous enfermer, à prendre le pouvoir sur nous.

Nous les reprenons d'ailleurs assez facilement à notre compte (ce que Bourdieu nomme "la violence symbolique"). Il faut croire que nous avons une aptitude particulière pour l'étiquetage, pour l'identification, la fixation. Sans doute est-ce lié à notre nature sociale. En effet, l'étiquetage permet de constituer des groupes identitaires et des hiérarchies. On peut assister à des joutes d'étiquetage (on dit qu'on se cherche des poux, mais ce n'est alors pas pour s'en débarrasser mais pour dévaloriser l'autre et prendre l'avantage sur lui) dont l'issue est un remaniement des hiérarchies, donc à ne pas confondre avec l'épouillage, puisque le but de la joute est à l'opposé de celui de l'épouillage, malgré une certaine ressemblance de forme. On pourrait croire que cette valse du collage d'étiquettes fait partie de l'ancienne société, avant la modernité qui serait censée balayer les étiquettes grâce au vent de la raison. Bien entendu il n'en est rien. S'il est un apprentissage auquel l'école me semble devoir contribuer, c'est bien celui de la libération des étiquettes. C'est un des jeux favoris des humoristes. C'est la tentative visuelle du célèbre tableau de la pipe de Magritte qui nous invite à ne pas confondre la représentation et la chose. C'est ce qu'on pratique entre amis quand on se taquine, quand on révèle la nature des étiquettes au grand jour, leur faisant ainsi perdre tout pouvoir. On s'épouille des étiquettes entre amis, des représentations qui nous enferment. Voilà une matière que je verrais bien au programme de l'école républicaine, celle de Condorcet, visant à émanciper les esprits: l'art de l'épouillage des étiquettes. Qu'en pensez-vous?

Bouddha nous livre son art de l'auto-épouillage dans cette phrase énigmatique tirée du Soûtra du Diamant: "De ces réalités du Bouddha qu'on appelle réalités du Bouddha, le Thatagata (nom qui signifie "celui qui s'en est allé" par lequel se désignait le Bouddha) a dit qu'elles ne sont pas des réalités du Boudha et c'est bien pourquoi on les appelle réalités du Boudha". Si vous voulez en avoir un décodage un peu plus clair, je vous invite à lire ou écouter l'excellent dernier livre d'Alexandre Jollien  "Petit traité de l'abandon". La philosophie d'Alexandre Jollien est une philosophie à l'ancienne visant à nous aider à vivre et pas seulement à nous distraire intellectuellement, elle est en prise directe avec les réalités qui n'ont pas particulièrement été clémentes avec lui. Il nous livre ses réflexions dont l'opérationnalité a été éprouvée sur sa propre condition.

Si vous avez-vu le film de Clint Eastwood, Gran Torino, vous avez pu assister à une magnifique scène d'épouillage entre amis quand Clint présente le jeune asiatique à son copain pour lui trouver un job. Une scène où Clint dit au jeune: "je vais te montrer comment on se parle entre hommes". Les insultes qu'il échange ensuite avec son copain constituent cette magnifique scène d'épouillage des étiquettes.